jeudi 14 février 2013

Les dessous de l'intervention militaire française au Mali: interview de Mountaga Fané Kantéka au quotidien algérien La Nouvelle République


Le quotidien algérien La Nouvelle République a censuré l'interview que j'ai bien voulu lui accorder sur les contours du conflit malien. J'ai donc décidé de publier l'intégralité de l'entretien, en prenant le soin de mettre en exergue la partie censurée qui a trait au rôle équivoque de l'Algérie dans ce conflit.

La Nouvelle République Quotidien d’information indépendant - n° 4557 - Jeudi 14 Février 2013

« Dans le conflit malien, la France et les djihadistes sont de mèche»

Un mois après l’intervention française au Mali, beaucoup de questions taraudaient les esprits quant à la nature, les visées et les enjeux de cette nouvelle implication de la France dans un pays sahélien. Comment l’opinion malienne perçoit-t-elle cette opération, surtout après la récente visite de François Hollande ? Quel rôle pourraient jouer les États-Unis dans ce conflit ? Quelle place pourrait tenir l’Algérie, dont les initiatives diplomatiques pour résoudre cette crise ont échoué, alors qu’elle est confrontée de nouveau au fléau terroriste comme l’a démontré la récente affaire d’In Amenas ? Des questions que nous éluciderons avec Mountaga Fané Kantéka, juriste, écrivain-poète, journaliste d'investigation et directeur de publication du mensuel malien Le Filon. 


La Nouvelle République : Pour vous qui êtes à Bamako, comment les Maliens perçoivent-ils cette intervention française ainsi que la visite de François Hollande ?
 
Mountaga Fané Kantéka : L’intervention militaire française a été saluée ici par la grande majorité des Bamakois, y compris par certains qui y étaient, au départ, réticents, voire hostiles. La raison en est qu’on a embarqué tout le monde dans la psychose de l’invasion imminente de la capitale par les djihadistes. On a fait croire à tout le monde que sans l’intervention française, le Mali tout entier serait aujourd’hui entre les mains de ces envahisseurs, dans un scénario apocalyptique. Cependant, cet enthousiasme autour de l’intervention militaire française s’est très vite refroidi face à la décision de l’armée française d’interdire l’accès de la ville de Kidal aux militaires maliens, à la demande des rebelles du MNLA. Et surtout la façon cavalière de Paris d’enjoindre au gouvernement malien de négocier avec ce groupuscule de tribuns. C’est pourquoi, malgré le semblant d’unanimisme qu’on essaie de créer autour de la visite de François Hollande, perçu comme le «sauveur», il y a un courant de protestations criant au scandale et à l’imposture. Certains vont jusqu’à parler de « trahison ». 

La Nouvelle République : Vous êtes de ceux qui considèrent que cette intervention est une géniale mise en scène. Pouvez-vous expliciter davantage ?

Comme je l’ai expliqué dans l’article publié sur mon blog (www.kanteka.blogspot.com), le mercredi 23 janvier, «Le prix à payer pour une drôle de guerre», il y a beaucoup de zones d’ombre dans cette affaire. Trop de troublantes questions ! Comment en effet comprendre la subite descente des djihadistes sur la bourgade de Konna, quand on en était encore au processus de négociation ? Et cette étonnante rapidité avec laquelle les troupes françaises ont été déployées sur le terrain, comme si l’opération était en fait préparée de longue date ? Et toute cette campagne de manipulation avec les images du seul pilote français mort, alors que nous n’avions aucune information sur l’état de nos troupes : ni le nombre exact ni l’identité de nos militaires maliens morts sur le champ. J’ai été alerté par l’abracadabrante information diffusée sur RFI, le dimanche 13 janvier, selon laquelle les djihadistes sont venus récupérer dans un camion Benz les corps de leurs compagnons tués sur le champ de bataille. Comment peut-on croire que dans une zone intensément bombardée par des avions français (selon la version officielle), on songe à venir récupérer une centaine de cadavres, au lieu de chercher à sauver sa peau. C’est tout à fait invraisemblable ! Faut-il croire qu’il n’y a pas eu en réalité de morts, comme on nous l’a fait croire ? Et pourquoi épargner ces envahisseurs ? Il y a de quoi être troublé ! A cela, s’ajoutent des témoignages contradictoires venant des habitants de Konna interviewés par la même RFI. Tantôt, on annonce des montagnes de cadavres djihadistes, tantôt on affirme qu’ils sont en fuite. Un des habitants a même affirmé n’avoir vu ni djihadistes ni militaires sur le terrain. Seulement un camion calciné stationné sur un terrain vague. Le black-out médiatique autour de cette «guerre» est particulièrement déroutant. Sans compter la parfaite symbiose entre les sarkozistes et les socialistes français autour de cette intervention, comme ce fut le cas en Libye qui est pourtant l’élément détonateur de l’invasion du septentrion malien. Il y a mille autres petits détails qui me confortent dans la certitude que la France et les djihadistes sont de mèche. La grande majorité de ces islamistes sont vraisemblablement manipulés à leur insu par des agents occidentaux infiltrés. Ils croient à tort qu’ils se livrent à une guerre de religion, alors qu’on les instrumentalise à d’autres fins.

La Nouvelle République: D’après-vous, quels seraient les vrais enjeux de cette intervention ? 

Les vrais enjeux sont vraisemblablement économiques. Les djihadistes et les rebelles du MNLA ne sont que des instruments de chantage pour obliger le gouvernement malien à céder les ressources de son septentrion aux multinationales occidentales. Le Nord-Mali est un vrai eldorado de pétrole et de gaz. Des sommes colossales ont été investies dans sa prospection et des accords sont déjà signés pour son exploitation. J’ai consacré un dossier, «La face cachée de l’intervention militaire française au Mali», à cela dans le dernier numéro du mensuel (Le Filon) que je dirige. D’autres acteurs comme le Qatar et l’Italie y sont associés, exactement comme c’est le cas avec le pétrole libyen. Il serait intéressant de lire l’article de Tariq Ramadan sur la question, «Le Mali, la France et les extrémistes». A ces enjeux économiques, viennent s’ajouter des considérations géostratégiques et géopolitiques. Cette guerre est une excellente occasion pour la France d’avoir une base dans le Nord-Mali, afin de superviser tous les pays environnants dont l’Algérie. D’un point de vue géopolitique, c’est aussi une manière de court-circuiter la Chine, la Russie et les autres partenaires de l’Afrique, comme le Brésil.

La Nouvelle République: Après la Libye, la France a réitéré le coup d’une initiative belliciste au Mali, quel message voudrait-elle faire passer à ses alliés euro-américains ? Cette partie de l’Afrique serait-elle une chasse gardée française ? 

Ne soyons pas naïfs. Dans le contexte actuel, la France ne peut pas se hasarder à prendre autant d’initiative sans l’aval des Etats-
Unis qui tirent les ficelles dans les coulisses. A ce propos, la sournoisie de Barack Obama est encore plus déplorable que le cynisme de George W. Bush. Le Mali, c’est le même gâteau que la Libye. Et ce sont les mêmes convives qui veulent se le partager.


La Nouvelle République : Les ingérences de l’impérialisme français en Afrique et au Mali ne visent qu’à perpétrer l’ordre colonial. Qu’en pensez-vous ?


 Colonialisme ou esclavagisme, vous avez le choix entre les mots. On nous met devant l’unique alternative : «Ou vous nous mettez à la disposition vos ressources ou vous n’aurez jamais de paix chez vous.» C’est une façon de dire que leurs populations ont plus droit à la dignité que les nôtres qui leur sont «ontologiquement inférieures». Ce système mafieux et inhumain fonctionne toujours sur un fond de racisme : «Il ne faut jamais que les Nègres accèdent à l’autosuffisance. Il faut qu’on continue à être leur maître et /ou maître-chanteur.» 

La Nouvelle République : Quelle lecture pourrait-on faire, d’après-vous, de la récente affaire d’In Amenas ?

Elle me laisse perplexe. Je ne sais pas pourquoi je pense à un coup monté là aussi, pour persuader l’opinion publique internationale de la nécessité et l’urgence de l’intervention française. Elle tombe dans un timing qui me rappelle la subite descente des islamistes sur la bourgade de Konna. L’histoire de «représailles» contre l’Algérie (notamment, à cause de sa décision d’ouvrir son espace aérien à l’armée française) ne me convainc guère. 

La Nouvelle République : Quel rôle peut jouer l’Algérie dans ce conflit ?

Nous avons beaucoup espéré sur les atouts de l’Algérie pour juguler ce conflit. [ NDLR : partie censurée par le Quotidien algérien : Mais, on a commencé à déchanter, vu le jeu équivoque auquel elle se livre. Un jeu si équivoque qu’on pourrait la soupçonner de tremper dans la combine. Il y a d’ailleurs l’auteur américain Jeremy Keenan qui accuse l’Algérie de Bouteflika d’avoir sponsorisé avec les Etats-Unis de Bush la gestation des groupes islamistes dans le but de justifier la lutte « antiterroriste » américaine. Et l’Algérie aurait fait cela pour améliorer ses relations avec Washington et aussi en contrepartie de la modernisation de son armement par les Américains.
Vrai ou faux, les tergiversations de l’Algérie dans cette affaire ne plaident pas pour elle.] En revanche, d’autres pensent que c’est l’Algérie qui est visée en dernier ressort. Autrement dit, l’Algérie serait appelée à être la victime collatérale du remous orchestré au Mali. Ainsi, après avoir échappé aux foudres du « printemps arabe », elle succomberait aux relents de cette mascarade.
L’Algérie est donc prise comme dans un étau et doit être assez lucide pour comprendre que son sort est lié à celui du Mali.

La Nouvelle République : Quels seraient les conséquences de cette guerre malienne sur la région du Sahel ? 

Tout dépend de la tournure que cette étrange et sale guerre prendra. Le temps qu’elle prendra déterminera la portée de notre calvaire. Dans tous les cas, l’issue ne peut être que porteuse d’une nouvelle configuration du paysage sociopolitique du Sahel. Après cette expérience, les Sahéliens comprendront qu’ils doivent s’y prendre autrement dans leur façon de diriger leurs pays. On ne peut pas diriger un pays dont les ressources sont convoitées, en négligeant son armée. Le Mali, particulièrement, a déjà compris qu’il doit beaucoup investir dans la refondation totale de son armée. Il a aussi compris le danger que représente la désignation de certains dirigeants. La médiocrité d’une équipe dirigeante est une calamité qui peut plonger un pays dans le gouffre pendant des siècles. Et c’est cela qui est arrivé au Mali depuis l’avènement démocratique. Les «démocrates» qui ont dirigé le Mali depuis 1992 se sont avérés encore plus médiocres que le tyran Moussa Traoré, militaire de son état. C’est cela qui doit changer, par la force des choses. Sans cela, le terrorisme changera de visage. Il ne viendra plus des rebelles touaregs ou des islamistes, mais des populations elles-mêmes. Et les manigances de la France n’y pourront rien.

Entretien accordé à Chérif Abdedaïm